Chapitre I La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple

LES MISЙRABLES

Tome V – JEAN VALJEAN

(1862)

EN HOMMAGE А NOTRE AMI GUY QUI NOUS A QUITTЙ LE 30 JUIN 2004.

Tes amis du groupe qui pensent а toi.

TABLE DES MATIИRES

А PROPOS DE CETTE ЙDITION ЙLECTRONIQUE

Livre premier – La guerre entre quatre murs

Chapitre I La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple

Les deux plus mйmorables barricades que l’observateur des maladies sociales puisse mentionner n’appartiennent point а la pйriode oщ est placйe l’action de ce livre. Ces deux barricades, symboles toutes les deux, sous deux aspects diffйrents, d’une situation redoutable, sortirent de terre lors de la fatale insurrection de juin 1848, la plus grande guerre des rues qu’ait vue l’histoire[1].

Il arrive quelquefois que, mкme contre les principes, mкme contre la libertй, l’йgalitй et la fraternitй, mкme contre le vote universel, mкme contre le gouvernement de tous par tous, du fond de ses angoisses, de ses dйcouragements, de ses dйnыments, de ses fiиvres, de ses dйtresses, de ses miasmes, de ses ignorances, de ses tйnиbres, cette grande dйsespйrйe, la canaille, proteste, et que la populace livre bataille au peuple.

Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le dйmos.

Ce sont lа des journйes lugubres ; car il y a toujours une certaine quantitй de droit mкme dans cette dйmence, il y a du suicide dans ce duel ; et ces mots, qui veulent кtre des injures, gueux, canaille, ochlocratie[2], populace, constatent, hйlas ! plutфt la faute de ceux qui rиgnent que la faute de ceux qui souffrent ; plutфt la faute des privilйgiйs que la faute des dйshйritйs.

Quant а nous, ces mots-lа, nous ne les prononзons jamais sans douleur et sans respect, car, lorsque la philosophie sonde les faits auxquels ils correspondent, elle y trouve souvent bien des grandeurs а cфtй des misиres. Athиnes йtait une ochlocratie ; les gueux ont fait la Hollande ; la populace a plus d’une fois sauvй Rome ; et la canaille suivait Jйsus-Christ.

Il n’est pas de penseur qui n’ait parfois contemplй les magnificences d’en bas.

C’est а cette canaille que songeait sans doute saint Jйrфme, et а tous ces pauvres gens, et а tous ces vagabonds, et а tous ces misйrables d’oщ sont sortis les apфtres et les martyrs, quand il disait cette parole mystйrieuse : Fex urbis, lex orbis[3].

Les exaspйrations de cette foule qui souffre et qui saigne, ses violences а contre-sens sur les principes qui sont sa vie, ses voies de fait contre le droit, sont des coups d’Йtat populaires, et doivent кtre rйprimйs. L’homme probe s’y dйvoue, et, par amour mкme pour cette foule, il la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tкte ! comme il la vйnиre tout en lui rйsistant ! C’est lа un de ces moments rares oщ, en faisant ce qu’on doit faire, on sent quelque chose qui dйconcerte et qui dйconseillerait presque d’aller plus loin ; on persiste, il le faut ; mais la conscience satisfaite est triste, et l’accomplissement du devoir se complique d’un serrement de cњur[4].

Juin 1848 fut, hвtons-nous de le dire, un fait а part, et presque impossible а classer dans la philosophie de l’histoire. Tous les mots que nous venons de prononcer doivent кtre йcartйs quand il s’agit de cette йmeute extraordinaire oщ l’on sentit la sainte anxiйtй du travail rйclamant ses droits. Il fallut la combattre, et c’йtait le devoir, car elle attaquait la Rйpublique. Mais, au fond, que fut juin 1848 ? Une rйvolte du peuple contre lui-mкme.

Lа oщ le sujet n’est point perdu de vue, il n’y a point de digression ; qu’il nous soit donc permis d’arrкter un moment l’attention du lecteur sur les deux barricades absolument uniques dont nous venons de parler et qui ont caractйrisй cette insurrection.

L’une encombrait l’entrйe du faubourg Saint-Antoine ; l’autre dйfendait l’approche du faubourg du Temple ; ceux devant qui se sont dressйs, sous l’йclatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs-d’њuvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais.

La barricade Saint-Antoine йtait monstrueuse ; elle йtait haute de trois йtages et large de sept cents pieds. Elle barrait d’un angle а l’autre la vaste embouchure du faubourg, c’est-а-dire trois rues ; ravinйe, dйchiquetйe, dentelйe, hachйe, crйnelйe d’une immense dйchirure, contre-butйe de monceaux qui йtaient eux-mкmes des bastions, poussant des caps за et lа, puissamment adossйe aux deux grands promontoires de maisons du faubourg, elle surgissait comme une levйe cyclopйenne au fond de la redoutable place qui a vu le 14 juillet. Dix-neuf barricades s’йtageaient dans la profondeur des rues derriиre cette barricade mиre. Rien qu’а la voir, on sentait dans le faubourg l’immense souffrance agonisante arrivйe а cette minute extrкme oщ une dйtresse veut devenir une catastrophe. De quoi йtait faite cette barricade ? De l’йcroulement de trois maisons а six йtages, dйmolies exprиs, disaient les uns. Du prodige de toutes les colиres, disaient les autres. Elle avait l’aspect lamentable de toutes les constructions de la haine : la ruine. On pouvait dire : qui a bвti cela ? On pouvait dire aussi : qui a dйtruit cela ? C’йtait l’improvisation du bouillonnement. Tiens ! cette porte ! cette grille ! cet auvent ! ce chambranle ! ce rйchaud brisй ! cette marmite fкlйe ! Donnez tout ! jetez tout ! poussez, roulez, piochez, dйmantelez, bouleversez, йcroulez tout ! C’йtait la collaboration du pavй, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau dйfoncй, de la chaise dйpaillйe, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la malйdiction. C’йtait grand et c’йtait petit. C’йtait l’abоme parodiй sur place par le tohu-bohu. La masse prиs de l’atome ; le pan de mur arrachй et l’йcuelle cassйe ; une fraternisation menaзante de tous les dйbris ; Sisyphe avait jetй lа son rocher et Job son tesson. En somme, terrible. C’йtait l’acropole des va-nu-pieds. Des charrettes renversйes accidentaient le talus ; un immense haquet y йtait йtalй en travers, l’essieu vers le ciel, et semblait une balafre sur cette faзade tumultueuse, un omnibus, hissй gaоment а force de bras tout au sommet de l’entassement, comme si les architectes de cette sauvagerie eussent voulu ajouter la gaminerie а l’йpouvante, offrait son timon dйtelй а on ne sait quels chevaux de l’air. Cet amas gigantesque, alluvion de l’йmeute, figurait а l’esprit un Ossa sur Pйlion de toutes les rйvolutions ; 93 sur 89, le 9 thermidor sur le 10 aoыt, le 18 brumaire sur le 21 janvier, vendйmiaire sur prairial, 1848 sur 1830. La place en valait la peine, et cette barricade йtait digne d’apparaоtre а l’endroit mкme oщ la Bastille avait disparu. Si l’ocйan faisait des digues, c’est ainsi qu’il les bвtirait. La furie du flot йtait empreinte sur cet encombrement difforme. Quel flot ? la foule. On croyait voir du vacarme pйtrifiй. On croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette barricade, comme si elles eussent йtй lа sur leur ruche, les йnormes abeilles tйnйbreuses du progrиs violent. Йtait-ce une broussaille ? йtait-ce une bacchanale ? йtait-ce une forteresse ? Le vertige semblait avoir construit cela а coups d’aile. Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque chose d’olympien dans ce fouillis. On y voyait, dans un pкle-mкle plein de dйsespoir, des chevrons de toits, des morceaux de mansardes avec leur papier peint, des chвssis de fenкtres avec toutes leurs vitres plantйs dans les dйcombres, attendant le canon, des cheminйes descellйes, des armoires, des tables, des bancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces mille choses indigentes, rebuts mкme du mendiant, qui contiennent а la fois de la fureur et du nйant. On eыt dit que c’йtait le haillon d’un peuple, haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint-Antoine l’avait poussй lа а sa porte d’un colossal coup de balai, faisant de sa misиre sa barricade. Des blocs pareils а des billots, des chaоnes disloquйes, des charpentes а tasseaux ayant forme de potences, des roues horizontales sortant des dйcombres, amalgamaient а cet йdifice de l’anarchie la sombre figure des vieux supplices soufferts par le peuple. La barricade Saint-Antoine faisait arme de tout ; tout ce que la guerre civile peut jeter а la tкte de la sociйtй sortait de lа ; ce n’йtait pas du combat, c’йtait du paroxysme ; les carabines qui dйfendaient cette redoute, parmi lesquelles il y avait quelques espingoles, envoyaient des miettes de faпence, des osselets, des boutons d’habit, jusqu’а des roulettes de tables de nuit, projectiles dangereux а cause du cuivre. Cette barricade йtait forcenйe ; elle jetait dans les nuйes une clameur inexprimable ; а de certains moments, provoquant l’armйe, elle se couvrait de foule et de tempкte, une cohue de tкtes flamboyantes la couronnait ; un fourmillement l’emplissait ; elle avait une crкte йpineuse de fusils, de sabres, de bвtons, de haches, de piques et de bayonnettes ; un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent ; on y entendait les cris du commandement, les chansons d’attaque, des roulements de tambours, des sanglots de femmes, et l’йclat de rire tйnйbreux des meurt-de-faim. Elle йtait dйmesurйe et vivante ; et, comme du dos d’une bкte йlectrique, il en sortait un pйtillement de foudres. L’esprit de rйvolution couvrait de son nuage ce sommet oщ grondait cette voix du peuple qui ressemble а la voix de Dieu ; une majestй йtrange se dйgageait de cette titanique hottйe de gravats. C’йtait un tas d’ordures et c’йtait le Sinaп.

Comme nous l’avons dit plus haut, elle attaquait au nom de la Rйvolution, quoi ? la Rйvolution. Elle, cette barricade, le hasard, le dйsordre, l’effarement, le malentendu, l’inconnu, elle avait en face d’elle l’assemblйe constituante, la souverainetй du peuple, le suffrage universel, la nation, la Rйpublique ; et c’йtait la Carmagnole dйfiant la Marseillaise.

Dйfi insensй, mais hйroпque, car ce vieux faubourg est un hйros.

Le faubourg et sa redoute se prкtaient main-forte. Le faubourg s’йpaulait а la redoute, la redoute s’acculait au faubourg. La vaste barricade s’йtalait comme une falaise oщ venait se briser la stratйgie des gйnйraux d’Afrique. Ses cavernes, ses excroissances, ses verrues, ses gibbositйs, grimaзaient, pour ainsi dire, et ricanaient sous la fumйe. La mitraille s’y йvanouissait dans l’informe ; les obus s’y enfonзaient, s’y engloutissaient, s’y engouffraient ; les boulets n’y rйussissaient qu’а trouer des trous ; а quoi bon canonner le chaos ? Et les rйgiments, accoutumйs aux plus farouches visions de la guerre, regardaient d’un њil inquiet cette espиce de redoute bкte fauve, par le hйrissement sanglier, et par l’йnormitй montagne.

А un quart de lieue de lа, de l’angle de la rue du Temple qui dйbouche sur le boulevard prиs du Chвteau-d’Eau, si l’on avanзait hardiment la tкte en dehors de la pointe formйe par la devanture du magasin Dallemagne, on apercevait au loin, au delа du canal, dans la rue qui monte les rampes de Belleville, au point culminant de la montйe, une muraille йtrange atteignant au deuxiиme йtage des faзades, sorte de trait d’union des maisons de droite aux maisons de gauche, comme si la rue avait repliй d’elle-mкme son plus haut mur pour se fermer brusquement. Ce mur йtait bвti avec des pavйs. Il йtait droit, correct, froid, perpendiculaire, nivelй а l’йquerre, tirй au cordeau, alignй au fil а plomb. Le ciment y manquait sans doute, mais comme а de certains murs romains, sans troubler sa rigide architecture. А sa hauteur on devinait sa profondeur. L’entablement йtait mathйmatiquement parallиle au soubassement. On distinguait d’espace en espace, sur sa surface grise, des meurtriиres presque invisibles qui ressemblaient а des fils noirs. Ces meurtriиres йtaient sйparйes les unes des autres par des intervalles йgaux. La rue йtait dйserte а perte de vue. Toutes les fenкtres et toutes les portes fermйes. Au fond se dressait ce barrage qui faisait de la rue un cul-de-sac ; mur immobile et tranquille ; on n’y voyait personne, on n’y entendait rien ; pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Un sйpulcre.

L’йblouissant soleil de juin inondait de lumiиre cette chose terrible.

C’йtait la barricade du faubourg du Temple.

Dиs qu’on arrivait sur le terrain et qu’on l’apercevait, il йtait impossible, mкme aux plus hardis, de ne pas devenir pensif devant cette apparition mystйrieuse. C’йtait ajustй, emboоtй, imbriquй, rectiligne, symйtrique, et funиbre. Il y avait lа de la science et des tйnиbres. On sentait que le chef de cette barricade йtait un gйomиtre ou un spectre. On regardait cela et l’on parlait bas.

De temps en temps, si quelqu’un, soldat, officier ou reprйsentant du peuple, se hasardait а traverser la chaussйe solitaire, on entendait un sifflement aigu et faible, et le passant tombait blessй ou mort, ou, s’il йchappait, on voyait s’enfoncer dans quelque volet fermй, dans un entre-deux de moellons, dans le plвtre d’un mur, une balle. Quelquefois un biscaпen. Car les hommes de la barricade s’йtaient fait de deux tronзons de tuyaux de fonte du gaz bouchйs а un bout avec de l’йtoupe et de la terre а poкle, deux petits canons. Pas de dйpense de poudre inutile. Presque tout coup portait. Il y avait quelques cadavres за et lа, et des flaques de sang sur les pavйs. Je[5] me souviens d’un papillon blanc qui allait et venait dans la rue. L’йtй n’abdique pas.

Aux environs, le dessous des portes cochиres йtait encombrй de blessйs.

On se sentait lа visй par quelqu’un qu’on ne voyait point, et l’on comprenait que toute la longueur de la rue йtait couchйe en joue.

Massйs derriиre l’espиce de dos d’вne que fait а l’entrйe du faubourg du Temple le pont cintrй du canal, les soldats de la colonne d’attaque observaient, graves et recueillis, cette redoute lugubre, cette immobilitй, cette impassibilitй, d’oщ la mort sortait. Quelques-uns rampaient а plat ventre jusqu’au haut de la courbe du pont en ayant soin que leurs shakos ne passassent point.

Le vaillant colonel Monteynard admirait cette barricade avec un frйmissement. – Comme c’est bвti ! disait-il а un reprйsentant. Pas un pavй ne dйborde de l’autre. C’est de la porcelaine. – En ce moment une balle lui brisa sa croix sur sa poitrine, et il tomba.

– Les lвches ! disait-on. Mais qu’ils se montrent donc ! qu’on les voie ! ils n’osent pas ! ils se cachent ! — La barricade du faubourg du Temple, dйfendue par quatre-vingts hommes, attaquйe par dix mille, tint trois jours. Le quatriиme, on fit comme а Zaatcha et а Constantine[6], on perзa les maisons, on vint par les toits, la barricade fut prise. Pas un des quatre-vingts lвches ne songea а fuir ; tous y furent tuйs, exceptй le chef, Barthйlemy, dont nous parlerons tout а l’heure.

La barricade Saint-Antoine йtait le tumulte des tonnerres ; la barricade du Temple йtait le silence. Il y avait entre ces deux redoutes la diffйrence du formidable au sinistre. L’une semblait une gueule ; l’autre un masque.

En admettant que la gigantesque et tйnйbreuse insurrection de juin fыt composйe d’une colиre et d’une йnigme, on sentait dans la premiиre barricade le dragon et derriиre la seconde le sphinx.

Ces deux forteresses avaient йtй йdifiйes par deux hommes nommйs, l’un Cournet, l’autre Barthйlemy. Cournet avait fait la barricade Saint-Antoine ; Barthйlemy[7] la barricade du Temple. Chacune d’elles йtait l’image de celui qui l’avait bвtie.

Cournet йtait un homme de haute stature ; il avait les йpaules larges, la face rouge, le poing йcrasant, le cњur hardi, l’вme loyale, l’њil sincиre et terrible. Intrйpide, йnergique, irascible, orageux ; le plus cordial des hommes, le plus redoutable des combattants. La guerre, la lutte, la mкlйe, йtaient son air respirable et le mettaient de belle humeur. Il avait йtй officier de marine, et, а ses gestes et а sa voix, on devinait qu’il sortait de l’ocйan et qu’il venait de la tempкte ; il continuait l’ouragan dans la bataille. Au gйnie prиs, il y avait en Cournet quelque chose de Danton, comme, а la divinitй prиs, il y avait en Danton quelque chose d’Hercule.

Barthйlemy, maigre, chйtif, pвle, taciturne, йtait une espиce de gamin tragique qui, souffletй par un sergent de ville, le guetta, l’attendit, et le tua, et, а dix-sept ans, fut mis au bagne. Il en sortit, et fоt cette barricade.

Plus tard, chose fatale, а Londres, proscrits tous deux, Barthйlemy tua Cournet. Ce fut un duel funиbre. Quelque temps aprиs, pris dans l’engrenage d’une de ces mystйrieuses aventures oщ la passion est mкlйe, catastrophes oщ la justice franзaise voit des circonstances attйnuantes et oщ la justice anglaise ne voit que la mort, Barthйlemy fut pendu. La sombre construction sociale est ainsi faite que, grвce au dйnыment matйriel, grвce а l’obscuritй morale, ce malheureux кtre qui contenait une intelligence, ferme а coup sыr, grande peut-кtre, commenзa par le bagne en France et finit par le gibet en Angleterre. Barthйlemy, dans les occasions, n’arborait qu’un drapeau ; le drapeau noir.