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octobre 1982, San Augusto




Il est temps pour moi de sceller l’histoire de Juan. D’écrire noir sur blanc son secret. J’ai relu mes notes d’Argentine et je me dis que j’ai été bien naïf. Les questions qui n’ont cessé de s’accumuler autour de son histoire, prises ensemble, dessinent une réponse unique.

D’où viennent la violence, la cruauté, la rage de Juan ? Cette faim de viande humaine ? Ces rites qu’il organise avec précision comme s’il les avait déjà vus ? Cet alphabet étrange qui paraît être celui d’une langue primitive ?

Il ne s’agit ni d’autisme, ni d’un virus mystérieux, il s’agit d’un apprentissage. Une éducation qui lui a été donnée au fond de la jungle. Une culture qui ne provient ni de ses parents adoptifs, ni des singes hurleurs.

Juan n’a pas rencontré un virus dans la forêt. Il a rencontré un peuple.

Impossible de développer cette hypothèse. Quel clan aurait pu lui inculquer de telles traditions ? Une tribu primitive ? Jamais personne ne m’a parlé d’autres ethnies que les Tobas, les Pilagas ou les Wichis dans la région de Campo Alegre. Et ils vivent depuis longtemps comme tous les paysans argentins.

Alors qui ? quoi ? Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de tels êtres ? Pourquoi aucun villageois de Campo Alegre n’a-t-il croisé une de ces créatures, si elles existent ? Une conviction : ces barbares, Juan les dessine depuis son arrivée à la mission. Ces traits noirs qui sont à la fois des figures humaines et les signes d’un langage occulte.

« La forêt, elle te mord » : tel est le message.

La forêt cache un peuple sauvage, mi-hommes, mi-bêtes.

D’une certaine façon, je regrette de ne plus être à Campo Alegre pour chercher. M’enfoncer sur les traces de Juan, dans la Selva de las Aimas. Mais il est trop tard. Pour moi. Pour Juan.

Je dois abandonner l’enfant à son destin. Je prie pour que l’amiral le protège et que son âme emprunte, malgré tout, un juste chemin... Quant à moi...

Comme dit Jacob à Dieu dans la Genèse : « Où fuirai-je loin de ta face ? Si je gravis les Cieux, tu es là, qu’aux Enfers je me couche, te voici. »

Jeanne s’arrêta de nouveau. Complètement sonnée. La découverte de Pierre Roberge résolvait, d’un seul coup, la plupart des énigmes de sa propre enquête.

Une horde primitive...

Un clan jailli des ténèbres...

C’était précisément le mobile commun aux meurtres de Juan/ Joachim... le sang... le crâne...

Un peuple qui présentait des caractéristiques physiques non humaines. Midi.

Dehors, la pluie avait repris, enfonçant l’univers dans un bourbier sans couleur. Vérifier. Confirmer. Valider. Jeanne rouvrit son cellulaire et composa le numéro de portable de Bernard Pavois.

Quatre sonneries puis la voix placide du bouddha.

— Vous êtes encore au laboratoire ? attaqua Jeanne.

— Oui.

— Je me suis plantée la dernière fois que je vous ai appelé. L’échantillon de sang reçu par Nelly n’abritait ni virus ni microbes ni parasites.

— Ça ne tenait pas debout.

— L’homme de Managua l’a envoyé à Nelly pour qu’elle établisse un caryotype. C’est possible à partir d’une goutte de sang, non ?

— Oui. Que devait révéler ce caryotype ?

— Une anomalie.

— De quel genre ?

— Un profil chromosomique nouveau. Ou très ancien. Différent de celui de l’espèce humaine.

— Je ne comprends pas.

— Vous m’avez dit lors de notre deuxième rendez-vous que le caryotype de l’homme de Néandertal comportait 48 chromosomes.

— C’est ce que j’ai lu, oui, mais je ne suis pas spécialiste.

— Je pense à ce genre d’anomalies.

— Vous délirez.

— Cherchons plutôt des preuves pratiques de la manipulation de Nelly. La mise en culture d’un échantillon laisse une trace dans l’ordinateur, non ?

— Pas la mise en culture. La photographie de la métaphase, l’étape suivante. Pour faire cette photo, on doit ouvrir un dossier et lui assigner un numéro de référence. Un numéro à dix chiffres. Ineffaçable.

— Vous pouvez donc repérer la trace d’une telle analyse dans la mémoire informatique du programme central ?

— Je ne peux retrouver qu’une liste de références.

— Mais le chiffre comporte la date de l’analyse.

— La date, oui. Et l’heure de l’utilisation de l’ordinateur.

— Nelly a reçu l’échantillon le 31 mai. Admettons qu’elle ait commencé la mise en culture le soir même. Combien de temps aurait duré cette culture ?

— Pour le sang, c’est plus rapide que pour le liquide amniotique. Trois jours.

— Le 3 juin au soir, donc, Nelly revient vers sa culture. Et elle utilise l’ordinateur.

— Non. Il faut encore compter 24 heures de travail avant la métaphase.

— Nous arrivons au 4 juin. Ce soir-là, Nelly ouvre un dossier. Donne un numéro à son fragment. Photographie les chromosomes. Pourriez-vous chercher une référence cette nuit-là ? Une référence qui ne renverrait à aucun nom de patiente ? Ni même à aucune photographie ? A mon avis, Nelly a imprimé le cliché et effacé l’image derrière elle.

Elle entendait déjà le claquement des touches de l’ordinateur.

— J’ai la référence, murmura Pavois au bout de quelques secondes. On a utilisé le matériel à 1 h 24 du matin. Le 5 juin, donc. Mais je n’ai rien d’autre. Pas de nom, pas d’image. On a tout effacé. Sauf ce numéro, indélébile.

— Nelly n’a gardé que le tirage. Et elle est morte à cause de cette image.

— Comment en êtes-vous sûre ?

— Le 5 juin, c’est la date de son meurtre, aux environs de 3 heures du matin. Le tueur a surpris Nelly, l’a éliminée et a emporté le dossier.

Silence. Pavois reprit :

— Ce caryotype, que représente-t-il au juste ?

— Je vous le répète. Il appartient à une famille d’hommes différente.

— C’est absurde.

— Nelly est morte à cause de cette absurdité.

— Pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé ?

— Parce qu’elle connaissait votre réponse. Elle attendait d’avoir des résultats concrets.

Le cytogénéticien n’ajouta rien. Il regrettait sans doute de n’avoir pas inspiré plus confiance à sa compagne. De ne pas avoir mené ses recherches auprès d’elle. Elle aurait peut-être alors échappé au tueur... Jeanne n’avait ni le temps de le consoler ni de le détromper. Elle le remercia et raccrocha.

Elle composa le numéro argentin que Reischenbach lui avait donné : l’institut agronomique de Tucumán. Daniel Taïeb, le directeur du département de fouilles paléontologiques, n’était pas là. Jeanne laissa ses coordonnées et demanda qu’il la rappelle. Sans grand espoir.

Dehors, la pluie continuait. La jungle, rendue cinglée par le vent. La vérité, plus cinglée encore... Il fallait qu’elle parle à quelqu’un. Qu’elle explique à voix haute ce qu’elle venait de comprendre.

Reischenbach.

Le flic n’avait pas sitôt décroché que Jeanne lui déballait toute l’histoire. La découverte de Juan, l’enfant-loup, en 1981, dans la forêt des Mânes. Son retour dans le monde des hommes. Son apprentissage. Puis l’enquête que Pierre Roberge avait menée pour remonter son histoire.

Pour établir ceci :

Juan, neuf ans, n’avait pas été élevé par des singes hurleurs mais par les héritiers d’un peuple primitif n’appartenant à aucune ethnie de cette province d’Argentine.

— Tu crois pas que tu pousses un peu, non ? fit le flic, incrédule.

— Ce peuple différent est le mobile des meurtres parisiens.

— Ben voyons.

— Juan, l’enfant-loup, est devenu Joachim, un avocat de trente-cinq ans vivant à Paris. En apparence, rien ne le distingue d’un Parisien bon teint, mais il abrite en son for intérieur un enfant sauvage. Un cannibale qui protège le secret de son peuple. Quand il a su que ce secret était menacé, il est entré en action.

Le silence de Reischenbach s’étirait. Elle continua :

— Manzarena, le banquier du sang, avait mis la main sur un échantillon sanguin du clan. Il l’a envoyé à Nelly Barjac pour qu’elle établisse son caryotype. Manzarena était un obsédé de la préhistoire – et de l’origine du mal chez l’homme. Nelly Barjac reçoit l’échantillon le 31 mai. Le temps qu’elle procède aux manipulations nécessaires, elle obtient ses résultats dans la nuit du 4 au 5 juin. Cette même nuit, Joachim lui rend visite. Il la tue et emporte échantillons et analyses.

— Comment a-t-il su que Nelly travaillait là-dessus ?

— Je ne sais pas encore. A mon avis, Nelly connaissait Joachim. Il s’occupe de plusieurs associations humanitaires sud-américaines. Ils ont eu un contact. Elle savait qu’il était originaire du Nordeste argentin. Elle lui a parlé de cette histoire, même à demi-mot. Cela lui a coûté la vie.

— Nous avons checké tous ses contacts téléphoniques, tous ses mails.

— Il y a eu une autre relation. Peut-être simplement de vive voix. Joachim a compris le danger. Il est venu faire le ménage.

— Pourquoi aurait-il tué aussi Marion Cantelau ?

— Aucune idée. Mais il existe un lien entre les enfants autistes du centre et Joachim. Marion menaçait le secret, d’une autre façon. J’en suis sûre.

— Et Francesca Tercia ?

— Pour elle, c’est clair. Elle avait reçu le crâne de De Almeida. Ce vestige doit appartenir à la préhistoire du peuple de la forêt. Souviens-toi : le fossile comporte des difformités. Sans doute les caractères simiesques d’une famille d’hominidés très ancienne. François Taine avait compris tout ça.

— C’est un génie, fit Reischenbach, sceptique.

— Il n’avait aucun mérite. Il avait vu la sculpture.

— Quelle sculpture ?

— La reconstitution que Francesca avait réalisée d’après le crâne. Sur ce coup, j’ai fait une erreur. J’ai cru que l’œuvre appartenait à la veine personnelle de la sculptrice. En réalité, elle se livrait à une reconstitution anthropologique d’après le crâne du paléo-anthropologue. Dans la pure tradition de l’atelier de Vioti. Elle travaillait chez elle, en secret, parce qu’il s’agissait d’un véritable scoop... Quand j’ai tenté de sauver François des flammes, j’ai aperçu la statue – il l’avait volée chez Francesca. Elle brûlait mais j’ai pu voir qu’il s’agissait d’un petit homme aux allures de singe...

— Il y a toujours le même os. Sans jeu de mots. Comment Joachim était-il au courant des travaux de Francesca ?

— Joachim et Francesca se connaissaient. Ils sont tous les deux argentins.

— L’Argentine, c’est grand.

— A Paris, il n’y a pas tant d’Argentins que ça.

Nouveau silence. Reischenbach cogitait.

— Donc, nous avons trois meurtres cannibales, commis par un fou qui se prend pour un homme préhistorique. Un cinglé dont le mobile se résumerait à une goutte de sang et un crâne ?

— Pas n’importe quel sang. Pas n’importe quel crâne. Des vestiges qui démontrent l’existence d’un peuple héritier d’un clan très ancien. Le crâne, par exemple, doit ressembler aux ossements des Proto-Cro-Magnons qu’on a découverts au Moyen-Orient ou en Europe.

— Comme celui-ci ?

Jeanne se pétrifia. Un crâne venait d’atterrir sur son lit. Dans le même temps, une voix avait retenti dans son dos. Dans sa chambre.

Durant une seconde, elle fixa l’os aux orbites noires. Il était anormalement blanc et paraissait être en plastique. Un moulage.

— Jeanne, tu es là ?

Elle ne répondit pas au flic. Lentement, elle se retourna vers la voix.

— Jeanne ?

— Je te rappelle, fit-elle dans un murmure.

Dans l’encadrement de la porte, se tenait Antoine Féraud.

Hirsute. Dépenaillé. Trempé.

Mais pour un mort, il avait plutôt bonne mine.


 

NOUVEL ORAGE. Des éclairs déchiraient le demi-jour du dehors, créant de violents clairs-obscurs, qui inversaient les contrastes en une fraction de seconde. Des négatifs du réel...

Jeanne n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Antoine Féraud prit la parole. En un instant, elle retrouva le timbre des enregistrements numériques. Le charme. La douceur. La bienveillance. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas eu aussi chaud.

Le psychiatre posa ses questions. Il voulait savoir pourquoi elle était venue ici, au Guatemala. Et avant cela, au Nicaragua.

Féraud savait donc tout.

Et en même temps rien.

Au lieu de répondre, elle le provoqua :

— Vous me suivez ?

— Vous ne croyez pas que vous inversez les rôles ? fit-il en souriant.

— Je ne vous ai pas suivi.

— Bien sûr. Je sais ce que vous cherchez. Ce que je ne sais pas, c’est comment vous avez pu vous foutre dans ce guêpier. Dans mon guêpier.

Le temps des mensonges, des impostures, des hypocrisies, était révolu.

— Un thé en bas, ça vous dit ? demanda-t-elle.

Quelques minutes plus tard, ils étaient installés sous la véranda vitrée, tandis que la piscine de l’hôtel crépitait sous la pluie. Les mains serrées sur sa tasse, Jeanne se décida pour une version complète de l’histoire. Son histoire. Sans mensonge ni ellipse. Elle balança tout. Depuis la sonorisation du cabinet jusqu’à l’exhumation du journal intime de Pierre Roberge. Je remuerai les enfers...

En conclusion, elle résuma : le tueur parisien s’appelait Joachim Palin. Il était le fils adoptif d’Alfonso Palin, amiral sanguinaire des dictatures argentines. Il avait tué trois fois à Paris, une fois à Managua, pour protéger son secret : l’existence d’héritiers d’un peuple des premiers âges, au fond d’une forêt argentine...

Durant plus d’une heure, Antoine Féraud l’avait écoutée en silence. Sans toucher sa tasse de thé. Il ne semblait ni choqué par l’idée qu’on l’ait mis sur écoute – pour de banales « histoires de cul » –, ni effrayé par la détermination de Jeanne. De son côté, elle retrouvait ce visage qui l’avait tant frappé lors de l’exposition des Viennois. Une délicatesse, une harmonie dans les traits, qui coïncidaient avec sa voix et sa sollicitude. Mais elle tiquait encore sur une certaine mollesse de l’expression. Cette figure ne cadrait pas avec la volonté requise pour une telle enquête.

— Et vous ? demanda-t-elle enfin.

Le psychiatre prit la parole. D’un ton posé, neutre, comme s’il avait dressé le bilan mental d’un patient :

— Nous avons mené la même enquête, Jeanne. Je suis moins doué, moins expérimenté que vous. Mais je possédais des informations que vous n’aviez pas. Des éléments révélés par le père en personne. Leur nom d’abord, Alfonso et Joachim Palin. Leur histoire en Argentine. Ou du moins une partie. Je savais que Joachim, après la tragédie des Garcia, avait fui la caserne de Campo Alegre et survécu dans la forêt.

— Palin ne m’a jamais parlé d’un peuple dans la forêt des Mânes. À mon avis, il n’est pas au courant. En revanche, il est fasciné par les pulsions criminelles de son fils adoptif. Alfonso Palin est lui-même, à sa façon, un tueur en série.

Le père, le fils et l’Esprit du Mal.

L’autre information, c’était que Joachim souhaitait se rendre au Nicaragua. Son père savait qu’il voulait y rencontrer un certain Eduardo Manzarena.

— Quand avez-vous saisi la nature criminelle de Joachim ?

— Il y a eu l’avertissement du père, d’abord, le vendredi. Puis le premier article sur le meurtre de Francesca, le dimanche suivant, dans le JDD. J’ai compris qu’Alfonso avait dit vrai. Son fils était passé à l’acte. Je ne pouvais pas le contacter : il ne m’a jamais donné aucune coordonnée. J’ai trouvé le numéro de Manzarena, à Managua. Je n’ai pas réussi à lui parler. J’ai décidé de tenter une action plus risquée. Je suis allé chez Francesca Tercia le soir. Dans son atelier. En quête d’indices.

— A quelle heure ?

— 22 heures.

— Vous auriez pu croiser François Taine.

— J’ai seulement trouvé le crâne. Le lundi matin, j’ai pris un billet pour le Nicaragua. Je voulais prévenir, en personne, Manzarena.

— A Managua, j’ai écume les hôtels. Le nom de Féraud n’est jamais apparu.

— J’avais choisi une petite pension. Pris un autre nom. Une mesure de prudence... On ne m’a même pas demandé mon passeport. J’ai payé en cash.

— Comment avez-vous mené votre enquête ? Vous parlez espagnol ?

— Pas très bien. J’ai cherché Manzarena. Sans résultat. Je ne suis pas un enquêteur professionnel. J’ai aussi contacté les psychiatres de la ville. J’ai visité les centres spécialisés. Je cherchais les traces d’un adolescent qui aurait été soigné pour son autisme. J’ignorais alors que ni Palin ni Joachim n’étaient jamais venus au Nicaragua.

— Comment avez-vous découvert ma présence à Managua ?

— Par hasard. Je connaissais l’obsession de Joachim pour le sang. J’ai imaginé les lieux qui pouvaient l’intéresser. Les banques de sang en faisaient partie. C’est à ce moment que j’ai découvert que le patron de Plasma Inc. n’était autre qu’Eduardo Manzarena. J’y suis allé le mercredi. Juste au moment où vous sortiez du centre, l’air effaré. J’ai cru à une hallucination. À ce moment-là, vous n’étiez pour moi qu’une jeune femme ravissante, un peu perdue, que j’avais rencontrée dans une exposition la semaine précédente.

Jeanne nota les mentions « jeune » et « ravissante ». Les plaça soigneusement dans sa boîte à trésors. Et oublia instantanément le « un peu perdue ».

— Je vous ai suivie, continua Féraud. J’ai attendu devant la villa de Manzarena. J’ai vu arriver les voitures de police, les ambulances. Je vous ai vue parler avec une grande femme indienne. Je ne comprenais rien. Souvenez-vous : vous m’aviez menti sur votre activité. Vous vous étiez présentée comme une directrice de communication.

Jeanne haussa une épaule.

— Je n’ai pas voulu vous effrayer. Pour les hommes, il vaut mieux être hôtesse de l’air que haut fonctionnaire.

— Le prestige de l’uniforme... Vous portez bien une robe de magistrate, non ?

— Jamais. Les juges d’instruction n’assistent pas aux procès.

— Dommage.

Ils s’arrêtèrent net. Surpris tous deux par la tournure de la conversation. Ils badinaient en plein cauchemar...

— Ensuite ? reprit Jeanne, soudain sérieuse.

— J’ai trouvé un cyber café. J’ai fait des recherches à votre sujet. Vous êtes une sorte de célébrité dans votre domaine. J’ai compris que vous m’aviez manipulé.

— Je ne vous ai pas manipulé. C’est un concours de circonstances.

— Vous êtes apparue dans ma vie. (Il claqua des doigts.) Comme ça. Et j’apprends que vous êtes juge d’instruction. J’ai pensé que, dès le premier soir, vous vouliez me tirer les vers du nez grâce à vos charmes.

— Mes charmes ?

— Ne vous sous-estimez pas.

Le ton de flirt, encore une fois...

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

— J’ai perdu votre trace le soir du meurtre. Le lendemain, j’ai enquêté sur Eduardo Manzarena. C’était facile : tous les journaux ont fait son portrait. Entre-temps, j’avais lu la presse française et découvert que Joachim avait frappé deux fois avant Francesca, à Paris. Mais je n’avançais pas à Managua. Je n’avais aucune piste, aucun indice, rien. Et impossible de retrouver Joachim et son père dans cette ville. J’ai compris que je m’étais trompé. Je n’avais ni les moyens ni les compétences pour les retrouver.

— Pourquoi êtes-vous parti au Guatemala ? Vous avez suivi ma trace ?

— Non. Un autre hasard. Je suis allé à l’ambassade de France, le jeudi soir. J’ai rencontré un attaché culturel, un dénommé Marc, qui s’est montré très coopératif.

— Nous aurions pu nous croiser là-bas.

— Exactement. Dans la conversation, il a évoqué une Française qui venait de partir pour Antigua. Excusez-moi, mais, selon lui, cette femme avait l’air un peu... hystérique. J’ai deviné que c’était vous... À l’aube, j’ai pris l’avion pour Guatemala City. J’ai loué une voiture et j’ai foncé jusqu’à Antigua. Là-bas, j’ai sillonné la ville. Ce n’est pas très grand. Je vous ai finalement aperçue. Vous sortiez de l’église de Nuestra Señora de la Merced.

— J’avais l’air hystérique ? Féraud sourit.

— Héroïque, plutôt. Je ne vous ai plus lâchée.

Le psychiatre se tut. C’était l’heure des choix. Amis ou ennemis ? Associés ou rivaux ? Au fond d’elle-même, Jeanne jubilait. Elle n’était plus seule. Elle allait poursuivre son enquête avec le plus mignon des psychiatres parisiens. Qui ne lésinait pas, en plus, sur les compliments...

S’efforçant de ne pas montrer son état d’esprit, elle prit sa voix glacée de magistrate pour demander :

— Votre conclusion ?

— Le père et le fils vont continuer leur voyage. En Argentine. Ils ont fait le ménage ici, côté sang. Ils vont le faire là-bas, côté crâne.

— Je suis d’accord.

D’un signe, Jeanne désigna le sac de Féraud. Le moulage était à l’intérieur.

— Sur ce crâne, qu’est-ce que vous savez ?

— Dans l’atelier de Francesca, j’ai trouvé les coordonnées du paléontologue qui lui avait envoyé.

— Jorge De Almeida.

— Son portable ne répondait pas. J’ai contacté son laboratoire, à Tucumán. J’ai pu parler avec l’assistant du chef du labo, Daniel Taïeb.

— Vous avez de la chance.

— J’ai appris que De Almeida avait effectué plusieurs expéditions dans la forêt des Mânes, rapportant à chaque fois des vestiges bizarres. Il n’est toujours pas rentré de son dernier voyage. Selon mon contact, il était très exalté ces derniers mois. Il pensait avoir fait une découverte révolutionnaire.

— Le crâne ?

— Oui. Et d’autres vestiges fossiles.

— En quoi ces ossements sont-ils révolutionnaires ?

— Ils appartiennent à des Homo sapiens sapiens archaïques. Le crâne en question porterait les caractéristiques des Proto-Cro-Magnons : menton fuyant, arcades saillantes, mâchoires avancées... Ces traits simiesques prouveraient la présence d’un « brouillon d’homme » sur le continent américain il y a 300 000 ans.

— C’est impossible, fit Jeanne, se rappelant le résumé chronologique d’Isabelle Vioti. Les Homo sapiens sapiens sont arrivés en Amérique beaucoup plus tard.

— C’est ce que m’a expliqué le chercheur. Mais il y a plus fou. De Almeida prétendait avoir déterminé l’âge réel de ces vestiges fossiles. Notamment du crâne.

— Et alors ?

— Il n’a pas vingt ans.

Jeanne ne comprit pas. Ou plutôt, ne voulut pas comprendre. Elle pressentait pourtant cette vérité depuis plusieurs heures. Antoine Féraud enfonça le clou :

— Ces Proto-Cro-Magnons existent toujours, Jeanne. Ils survivent au fond de la forêt des Mânes.


 

 

III

LE PEUPLE


 

ELLE TOURNA la tête et regarda par le hublot. L’aile de l’avion s’inclinait vers la ville immense qui apparaissait à travers les nuages : Buenos Aires. Jeanne aurait aimé profiter à plein de ce retour – la capitale argentine avait été son grand coup de foudre lors de son périple d’étudiante. Mais elle n’avait pas l’esprit libre. Son cerveau était monopolisé par l’hypothèse incroyable qui avait clôturé le chapitre Amérique centrale : l’existence d’un peuple primitif, au fond d’une lagune du Nordeste, en pleine époque contemporaine.

Les signes étaient là. Les preuves, peut-être, même... Mais Jeanne ne pouvait accepter une telle possibilité. Question de bon sens. On parlait bien, de temps à autre, dans les magazines, à la télévision, de tribus totalement coupées du monde civilisé. Des indigènes qui n’avaient soi-disant jamais vu « l’homme blanc ». En Amazonie. En Papouasie. En Nouvelle-Guinée. Mais Jeanne avait assez voyagé pour savoir que de telles découvertes n’étaient plus possibles. Pas à l’heure des satellites. De la déforestation. Des exploitations minières forcenées...

Un autre fait la troublait. Le peuple de la forêt des Mânes, s’il existait, n’était pas un simple groupe archaïque. C’était un fragment violent, cruel, maléfique, de l’humanité. Des créatures cannibales vénérant des divinités obscures, dont le mode d’existence était fondé sur la barbarie et le sadisme. Des tueurs dévoyés, sacrifiant des Vénus au cours de cérémonies sorties tout droit d’un film d’horreur.

Le choc du tarmac stoppa ses pensées.

Débarquement. Douanes. Récupération des bagages. Jeanne et Féraud avaient décidé, la veille, d’unir leurs efforts. Sans discuter. Ni envisager les dangers de l’aventure. Ils avaient simplement décrété que leur prochaine étape était Buenos Aires. Ils étaient rentrés à Guatemala City avec la voiture de Féraud – Jeanne n’avait plus eu de nouvelles de Nicolas. Le soir même, ils avaient filé à l’aéroport La Aurora et attrapé un vol pour Miami. Après quelques heures de sommeil dans un hôtel-dortoir, ils avaient réussi à embarquer sur le vol de 7 h 15 du matin pour Buenos Aires, avec la compagnie Aerolinas Argentinas.

Ils avaient eu le temps d’échanger leurs CV. Jeanne s’était montrée sous son meilleur jour, occultant tout ce qui pouvait avoir l’air lugubre dans sa vie. Dans l’ordre : l’assassinat de sa sœur aînée, son obsession pour la violence, sa mère gâteuse, sa propre dépression, son incapacité à garder un jules plus de quelques mois... Antoine Féraud avait fait mine de croire cette version enchantée, soupçonnant sans doute quelques petits arrangements. Après tout, le non-dit, c’était son boulot.

Lui affichait un destin sans histoire. Mais dans une version surdouée. Enfance bourgeoise à Clamart. Bac à dix-sept ans. Diplôme de médecine à vingt-trois. Internat achevé à vingt-six puis doctorat en psychiatrie. Plus tard, Féraud avait été maître assistant à la faculté de Sainte-Anne et avait occupé un poste de psychiatre dans le même hôpital. Depuis cinq ans, il s’était orienté vers le privé, ne conservant qu’une consultation hebdomadaire à Sainte-Anne. Il n’avait pas ouvert son cabinet pour l’argent mais pour ce qu’il appelait le « terrain intime ». Il observait, fouillait, soignait au quotidien les névroses ordinaires des Parisiens.

Pour le reste, rien de notable. A trente-sept ans, Antoine Féraud n’avait pas d’épouse, pas de maîtresse, pas d’ex. C’est du moins ce qu’il racontait. Sa seule et unique passion était son métier. Il vivait pour la psychiatrie, la psychanalyse et cette fameuse « mécanique des pères » dont il avait déjà parlé à Jeanne. Derrière chaque crime, il y a la faute d’un père... Dans ce domaine, Joachim constituait un cas d’école. Mais qui était son père œdipien ? Hugo Garcia ? le clan de la forêt ? Alfonso Palin ? ou encore son père biologique, sans doute un prisonnier politique éliminé dans les geôles de Campo Alegre ? Une certitude : Joachim était marqué par la pure violence. Il était né par elle. Et existait pour elle.

Jeanne avait écouté Féraud. À mesure qu’il parlait et s’agitait, il ressemblait de moins en moins à l’homme de ses rêves. Il paraissait jeune, fiévreux, désordonné. Et surtout : inconscient. Il ne mesurait pas dans quelle aventure il s’était lancé. Armé de ses théories et de ses connaissances psychiatriques, il n’avait pas saisi qu’il évoluait désormais dans la vraie vie – avec un vrai tueur et de vraies victimes. Le terrain familier de Jeanne. Elle craignait maintenant qu’il ne soit plutôt un poids qu’un atout pour la suite de l’enquête...

Ils sortirent de l’aéroport Eizeiza. Cherchèrent un taxi. Dès ses premiers pas à l’air libre, Jeanne reçut un choc. 10 heures du matin. Le soleil. La qualité inexprimable de l’air... Au mois de juin, en Argentine, on est en hiver. Mais l’hiver préserve ici un versant solaire.

Tout près d’elle, un flic prononça quelques mots avec l’accent chantant, chaleureux du pays. Ce fut comme si une bulle de bande dessinée s’était échappée de ses lèvres. Un sillage d’étoiles, de paillettes, d’étincelles... D’un coup, malgré l’enquête, malgré le goût de mort au fond de chaque fait, elle se trouva propulsée aux confins de la joie. De l’autre côté du monde...

Taxi. Au fil de l’autoroute, la ville émergeait lentement de la forêt. Plate et grise comme une mer. Elle miroitait, scintillait, palpitait. Plus précisément, les cités claires, les maisons blanches se dessinaient parmi les bouillonnements de verts. Toujours étroites, percées de quelques fenêtres. Le tableau évoquait une ville construite en morceaux de sucre d’une élégance éthérée.

Avenue 9 de Julio. L’axe principal de Buenos Aires offrait un catalogue complet de l’architecture de la capitale. Constructions grandioses mêlant les styles, les époques, les matériaux. Arbres foisonnants, nobles et feuillus : tipuanas, sycomores, lauriers effleurant les façades de leurs ombres légères. Toute la ville vibrait. Evoquait un claquement de cymbales dans le soleil d’hiver.

Jeanne ne voyait pas que cela. Au fil des rues, des bâtiments, des porches, ses souvenirs revenaient. Le parfum des chèvrefeuilles brassé par le vent tiède du printemps. Les brumes bleu et mauve des jamcamndas aux feuilles plus légères que les fleurs de coton. La rumeur des voitures, le soir, qui faisait corps avec la nuit sur la place San Marin, au pied des lauriers géants...

Elle avait indiqué au chauffeur un hôtel dont elle se souvenait, dans le quartier Retiro, au nord-est de la ville. L’hôtel Jousten, rue Arroyo. La rue, surtout, l’avait marquée. Une artère qui s’enfouissait sous les arbres comme une rivière sous des saules, en tournant – ce qui est plutôt rare dans cette ville dessinée selon le plan d’un échiquier.

Arroyo 932. Jeanne régla le taxi. Féraud ne sortait pas facilement son porte-monnaie. Le froid les surprit. A l’ombre, il ne faisait que quelques degrés au-dessus de zéro. Et elle n’avait toujours pas acheté de pull... Cette ambiance hivernale était très différente de ce qu’elle avait connu lors de son premier voyage. Mais la rue était toujours aussi belle. Les immeubles, surplombant les cimes des arbres, étaient d’une noblesse extraordinaire. Pierres de taille, angles arrondis, balcons ciselés : douceur et bienveillance à tous les étages...

Dans l’hôtel, deux chambres étaient libres. Au même étage, mais pas mitoyennes. Tant mieux. Ils n’étaient pas là pour batifoler. Même si l’idée, au Guatemala, avait semblé naturelle. Cela paraissait déjà loin...

Jeanne prit une douche. Après dix bonnes minutes de jets crépitants, elle sortit de la cabine réchauffée, régénérée, et s’habilla en superposant encore une fois tee-shirts et polos légers. Elle avait donné rendez-vous à Féraud à midi dans le lobby.

L’objectif était clair.

Retrouver la trace de l’amiral Palin et du colonel Pellegrini.


 

JEANNE donna au chauffeur l’adresse de Clarin, le journal de gauche de Buenos Aires – elle avait acheté un exemplaire dans un kiosque. Elle espérait qu’une permanence en ce dimanche leur permettrait d’accéder aux archives.

Les bureaux du siège étaient situés avenue Corrientes, à l’est, dans le quartier de San Nicolas. Le taxi traversa un centre d’affaires désert, où se dressait la tour des Anglais, plantée sur son fragment de pelouse. Autour, des buildings à l’américaine projetaient leurs ombres froides. Le quartier exprimait une solitude déchirante, tragique, qui provoquait une inquiétude presque métaphysique.

La voiture plongea dans des rues plus étroites, et plus fréquentées. L’autre visage de Buenos Aires. Porches sombres, balcons clos par des grillages, étroites fenêtres coiffées par des buissons en fleur. Et partout, le soleil. Allongé. Alangui. Assoupi. Mais toujours sur le qui-vive. Ici, l’éclat d’une vitre qu’on ouvre. Là, une carrosserie qui file. Là encore, le miroitement d’une sculpture d’acier plantée sur un parterre de gazon. Jeanne se souvint des obscures recherches d’Emmanuel Aubusson, à propos de la citation de Rimbaud : « L’éternité... la mer allée avec le soleil ». Buenos Aires, c’était « l’hiver allé avec le soleil »...

Ils atteignirent l’avenue Corrientes, longue artère cadrée par des immeubles sombres et rectilignes. Les contrastes y étaient si durs, si forts, que tout paraissait peint en noir et blanc. Jeanne avait vu juste : une équipe assurait une permanence. La salle des archives était une pièce sans fenêtre éclairée par des tubes luminescents, traversée de comptoirs soutenant des ordinateurs.

En quelques clics, Jeanne accéda à la mémoire du journal. Féraud se tenait derrière elle, silencieux, attentif. Elle se demandait s’il parlait assez bien l’espagnol pour suivre ce qui se passait. Elle commença la recherche par l’amiral Alfonso Palin. Et n’obtint pas grand-chose.

L’officier avait occupé de hautes fonctions au sein de la célèbre Escuela de Mecánica de la Armada (ESMA), principal centre de détention, de torture et d’extermination de la « sale guerre ». Puis il avait supervisé d’autres centres de détention illégaux fonctionnant en plein Buenos Aires : Automotores Orletti, El Banco, El Olimpo... C’était lui, racontait l’article, qui avait institué la diffusion de la musique dans ces centres pour couvrir les hurlements des prisonniers. En 1980, il était devenu le chef du secrétariat à l’Information de l’État. Il prenait alors ses ordres directement de Jorge Rafaël Videla. Il aurait dû être en tête de liste des officiers accusés par les gouvernements démocratiques qui avaient succédé aux dictatures, mais Palin s’était évaporé après la guerre des Malouines, en 1984.

Depuis cette époque, plus une ligne n’avait été écrite sur lui. A l’évidence, l’amiral s’était exilé. Jeanne n’était pas étonnée. Tout portait à croire qu’il s’était installé de longue date en Europe. En Espagne ou en France.

La seule trouvaille était un portrait photographique, avec d’autres officiers. Chaque membre du groupe se tenait bien raide dans son uniforme. Certains portaient des lunettes noires et arboraient des postures de mafieux. Ils ressemblaient à leurs propres caricatures.

Jeanne se tourna vers Féraud.

— Lequel est-ce ?

Le psychiatre, troublé, tendit l’index. Palin ressemblait à l’être qu’elle avait imaginé. Un homme grand, maigre, sec comme du bois mort. Dans les années quatre-vingt, il avait déjà les cheveux gris, épais, coiffés en arrière. Des yeux bleus froids et deux grandes rides en tenaille qui encadraient sa figure comme des pinces à glace. Jeanne tenta de se le représenter beaucoup plus vieux, en costume civil, dans le cabinet de Féraud. Plutôt flippant, comme patient...

Elle imprima le cliché puis lança une nouvelle recherche. Vinicio Pellegrini. A ce nom, l’ordinateur se déchaîna. Une pléthore d’articles s’afficha. Le colonel semblait avoir participé à tous les procès, bénéficié de toutes les amnisties, puis il était retourné dans le box des accusés sous l’actuel gouvernement, qui ne plaisantait pas avec les criminels de la dictature. Pellegrini était sur tous les coups. Coups bas. Coups fourrés. Mais aussi coups d’éclat. L’homme, bien que désormais assigné à résidence, était une star à Buenos Aires.

Jeanne commença à lire puis se souvint de Féraud. Elle se retourna et surprit dans ses yeux la confusion. Le problème de la langue, mais aussi de l’histoire politique du pays. Elle-même était perdue. S’ils voulaient vraiment comprendre quelque chose à cet imbroglio, ils devaient d’abord se rafraîchir la mémoire. Se replonger dans les trente dernières années de l’Argentine. Ces juntes militaires qui avaient reculé les limites de l’horreur.

Les archives de Clarin proposaient des dossiers de synthèse regroupant des articles à propos de sujets spécifiques. Elle choisit : « Justice, dictatures et réformes. » Ouvrit la série d’articles et fit la traduction simultanée à voix haute pour son partenaire.

Les faits.

Mars 1976. Le général Jorge Rafaël Videla, commandant en chef de l’armée de terre, renverse Isabela Perón, dernière compagne de Juan Domingo Perôn, alors présidente de la République. A partir de cette date, plusieurs généraux se succèdent au pouvoir. Videla, de 1976 à 1981. Roberto Viola, pour quelques mois. Leopoldo Galtieri, de 1981 à 1982, artisan de la guerre des Malouines, contraint de démissionner après la défaite de l’Argentine. Il cède la place à Reynaldo Bigogne, obligé à son tour, en 1983, d’abandonner le pouvoir en faveur, enfin, d’une république démocratique.

Pendant sept années, c’est donc le règne de la terreur. L’objectif des généraux est clair : éradiquer définitivement tout front subversif. Pour cela, on tue en masse. Non seulement les suspects mais aussi leur entourage. Une phrase célèbre du général Ibérico Manuel Saint-Jean, alors gouverneur de Buenos Aires : « Nous allons d’abord tuer tous les agents de la subversion, ensuite leurs collaborateurs, puis les sympathisants ; après, les indifférents, et enfin les timides. »

L’ère des enlèvements commence. Vêtus en civil, les militaires roulent dans des Ford Falcone vertes sans plaque d’immatriculation. Ils kidnappent des hommes, des femmes, des enfants, sans explications. La scène peut survenir dans la rue, sur le lieu de travail, au domicile du suspect. A n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Pour les témoins, le mot d’ordre est : « No te metas » (« Ne t’en mêle pas »). Des milliers de personnes disparaissent ainsi, dans l’indifférence forcée des autres.

Le plus beau est la technique d’élimination finale. Après avoir torturé les subversivos, par centaines, par milliers, il faut s’en débarrasser. C’est el vuelo. Les prisonniers sont soi-disant vaccinés avant d’être transférés dans un autre pénitencier. Une première piqûre d’anesthésiant leur ôte toute volonté de résistance. On les embarque, groggy, dans un avion-cargo. Deuxième piqûre, en altitude, qui les endort complètement. Alors les militaires les déshabillent, ouvrent la porte du sas et balancent les corps nus dans les eaux de l’Atlantique Sud. Des milliers de détenus disparaissent ainsi. Jetés à 2 000 mètres d’altitude. Fracassés contre la surface des flots. Dans chaque centre de détention, plusieurs jours de la semaine sont consacrés à cette « corvée de mer ». Les militaires pensent avoir trouvé la solution pour éviter toute poursuite internationale. Pas de corps. Pas de traces. Pas de tracas...

Ce sont pourtant ces disparitions qui vont provoquer un sentiment de révolte à Buenos Aires. Dès 1980, des mères en colère exigent de savoir ce qui est arrivé à leurs enfants. S’ils sont morts, elles veulent au moins récupérer leurs dépouilles. Ces femmes deviennent les fameuses « Madrés de Plaza de Mayo ». Celles que les militaires surnomment « les folles de la place de Mai ». Elles manifestent sans relâche, chaque jeudi, face à la Casa Rosado, le palais présidentiel. Et deviennent le symbole d’une population qui, à défaut d’échapper à la dictature, veut au moins enterrer ses morts.

Cette révolte coïncide avec la déconfiture de la junte militaire, qui se fourvoie, en 1982, dans la guerre des Malouines. En quelques semaines, et quelques navires coulés, l’Argentine est écrasée par l’armée britannique. Les généraux renoncent au pouvoir en 1983, prenant soin de s’auto-amnistier pour éviter toute poursuite judiciaire.

La stratégie ne fonctionne qu’à moitié. Le gouvernement démocratique constitue une Commission nationale sur la disparition des personnes (CONADEP) qui révèle, sous la forme d’une synthèse intitulée « Nunca mas » (« Jamais plus »), l’horreur au grand jour. Le rapport évoque 30 000 disparus. Un chiffre qui sera ramené, officiellement, à 15 000. Les méthodes de torture sont identifiées. En tête, la picana, une pointe électrique qu’on applique sur les différentes parties du corps : paupières, gencives, aisselles, organes génitaux... Les témoignages évoquent aussi d’autres techniques : viols systématiques des femmes, amputations à la scie électrique, brûlures de cigarette, énucléation, introduction de rongeurs vivants dans le vagin, mutilation des parties génitales au rasoir, vivisection sans anesthésie, ongles des mains et des pieds arrachés, chiens dressés pour mordre ou violer les prisonniers...

Comment châtier de tels actes ? Le gouvernement démocratique de Raúl Alfonsin ne peut plus reculer. Malgré la menace d’un nouveau coup d’État militaire, il faut procéder à des arrestations et prononcer des sentences. Commence alors un jeu du chat et de la souris entre les accusés et le pouvoir civil, qui alterne menaces de procès et décrets d’amnistie. Comme la loi du « point final » (« punto final »), en 1986, fixant une date limite au dépôt des plaintes, permettant ainsi de suspendre les poursuites engagées contre les militaires. Ou encore, en 1987, la loi de « l’obéissance due » (obediencia debida), annulant la responsabilité de tout soldat ayant agi sur ordre de ses supérieurs.

Restent les hauts dignitaires. Les généraux. Les amiraux. Les membres des gouvernements militaires. Ceux-là passeront aussi à travers les mailles du filet. Pour une raison simple : ils sont trop âgés. Au mieux, ils meurent avant leur procès. Au pire, ils sont assignés à résidence dans leur demeure princière, la plupart d’entre eux ayant profité de leur pouvoir pour amasser une belle fortune.

Jeanne quitta l’écran des yeux et se tourna vers Antoine Féraud. D’un regard, ils se comprirent. Ils cherchaient un tueur amateur au pays des tueurs professionnels. Dans ce paysage de carnage et de procès, Alfonso Palin avait réussi à disparaître.

En revanche, Pellegrini la jouait grand seigneur.

Elle revint à la série d’articles qui le concernaient. Depuis le début des procès, il n’avait pas cessé de défrayer la chronique. L’homme fort de Campo Alegre, El Puma, avait fait l’objet de plusieurs actes d’accusation. Sa responsabilité dans les exactions commises ne faisait aucun doute. Son nom apparaissait dans les organigrammes. Des ordres – fait rarissime – avaient même été signés de sa main. Meurtres. Actes de torture. Disparitions...

Malgré ces preuves, Pellegrini était souvent mis hors de cause. D’autres fois, il était condamné. Aussitôt, il faisait appel. Repoussant éternellement l’application des peines. Assigné à résidence, il jouissait d’une position confortable. Ne se souciant pas de discrétion, il organisait des fêtes dans sa villa et avait même investi son argent dans une équipe de football. Le tortionnaire était devenu une figure incontournable du sport argentin, obtenant des dérogations pour assister à des matches ou participer à des émissions de télévision.

Jeanne imprima son portrait. Un grand gaillard septuagénaire coiffé en brosse, aux fines lunettes dorées et au sourire de crocodile repu.

— C’est lui qu’il nous faut, conclut-elle.

— Comment le trouver ? Elle éteignit l’ordinateur.

— J’ai mon idée.


 

LES LOCAUX des Madrés de Plaza de Mayo se trouvaient au sud de l’avenue Corrientes. Jeanne n’eut aucun mal à trouver l’adresse – les Mères avaient pignon sur rue. Le taxi croisa la Plaza de Mayo et le palais présidentiel, puis emprunta l’avenue J.A. Roca pour tomber pile dans la rue Piedras.

Durant le trajet, Jeanne expliqua son plan à Féraud. Depuis trente ans, les Mères constituaient un front de résistance unique contre les généraux. Elles s’étaient organisées en bureaux d’enquête, associant avocats, détectives, généticiens, experts pathologistes... Face à elles, les criminels ne pouvaient dormir en paix. D’autant plus qu’elles se rendaient régulièrement à leur domicile en criant : « La casa no es un pénal ! » (« La maison n’est pas une prison ! ») ou : « Si no hay justicia, hay escrache popular ! » (« S’il n’y a pas de justice, il y a les dénonciations populaires ! ») Lors de son premier voyage, Jeanne avait suivi une de ces manifestations. Elle avait été bouleversée par ces vieilles femmes, toutes coiffées d’un fichu blanc, chantant, hurlant, scandant au son des tambours leur droit à la justice.

Ces dernières années, elles avaient fondé une nouvelle association, Les Grands-Mères de la place de Mai, versée dans un domaine spécifique : identifier et récupérer les enfants volés par la dictature. Entre 1976 et 1983, on avait confié les bébés nés de prisonnières enceintes à des « familles honorables », c’est-à-dire de droite. Parfois, un officier donnait un nourrisson à sa femme de ménage stérile. D’autres avaient organisé un vrai trafic, vendant les gamins à de riches familles. Des centaines d’enfants avaient ainsi perdu leur identité, leur origine, accueillis dans le camp des bourreaux de leurs propres parents.

Les « Abuelas » avaient organisé une vaste campagne de sensibilisation, exhortant tous les trentenaires argentins ayant un doute sur leur origine à venir faire une prise de sang dans leurs bureaux. On comparait ensuite leur ADN avec celui des disparus du régime – c’est-à-dire avec le sang des grands-mères, toutes parentes des victimes. Ces comparaisons avaient permis d’identifier de nombreux enfants volés et de leur rendre leurs parents véritables – du moins leur nom.

Les mères et grands-mères de l’association étaient devenues les meilleures spécialistes de leurs ennemis. Elles avaient constitué des dossiers, des fonds d’archives, des organigrammes. Elles connaissaient leurs adresses à Buenos Aires. Leurs combines pour échapper à la justice. Leurs magouilles financières. Leurs réseaux d’avocats. Le contact idéal pour retrouver Vinicio Pellegrini. Le problème était toujours le même : on était dimanche et leur bureau risquait d’être fermé.

Le taxi s’arrêta devant le 157 de la rue Piedras. Jeanne, une nouvelle fois, régla la course et lança un regard agacé à Féraud. Ce qu’elle vit la calma. Blême, tendu, décoiffé, le psychiatre avait l’air accablé. Il faisait dix ans de moins que lorsqu’elle l’avait connu, le premier soir, au Grand Palais. Il ressemblait à un étudiant tout juste embarqué par les CRS, après avoir reçu un coup de matraque sur le crâne. Elle se souvint qu’il avait lu le matin même, dans l’avion, le journal de Pierre Roberge. A quoi s’ajoutaient maintenant les exactions argentines. C’était beaucoup pour un psychiatre de salon...

Un instant, elle admira la beauté de ses traits, ses yeux noirs, ses sourcils bien dessinés d’acteur mexicain. Vraiment un beau mec. Mais inapte pour une enquête de terrain. Ce spectacle la toucha. Malgré elle, elle tendit la main pour recoiffer une de ses mèches. Elle regretta aussitôt ce geste de tendresse. Pour faire bonne mesure, elle lui frappa l’épaule et cria en ouvrant sa portière :

Vamos, companero !

La rue Piedras était froide et déserte. Les immeubles paraissaient inhabités. Ils n’avaient pas le code du 157. Ils durent attendre dix minutes avant que quelqu’un sorte du bâtiment. Ils avaient froid. Ils avaient chaud. Ils portaient en eux, comme une maladie, leur nuit chiffonnée et les heures de vol inconfortables.

A l’intérieur, l’atmosphère de solitude continuait. Couloir interminable. Murs gris. Sol brun piqué de carrés blancs. Des portes en série. Toutes identiques. Ils trouvèrent l’ascenseur. Un monte-charge clos par une grille. Troisième étage. Nouveau couloir. Nouvelle succession de portes. Celle des « Madrés » était au bout. Une photo en noir et blanc de la Plaza de Mayo était collée dessus.

Jeanne sonna. Pas de réponse. Ils étaient bons pour rentrer à l’hôtel, trouver un petit restaurant et jouer les touristes jusqu’au lendemain matin. Au bout de quelques secondes pourtant, un verrou claqua. La porte s’ouvrit. C’était absurde mais Jeanne s’attendait à voir apparaître une vieille femme, mi-madone, mi-sorcière.

Le personnage sur le seuil n’avait rien à voir avec ce cliché. Un homme d’une quarantaine d’années portant chemise à rayures roses, pantalon à pinces de bonne coupe, mocassins à glands. Un banquier plutôt qu’un militant bénévole.

Jeanne donna son nom, celui de Féraud, expliqua qu’ils venaient de Paris pour... L’homme l’interrompit dans un français rocailleux :

— Paris ? Je connais bien Paris ! (Il éclata de rire.) J’y ai fait une partie de mes études. La Sorbonne ! Georges Bataille ! La cinémathèque !

Le ton était donné. Un intello. Mûr pour un bobard sur mesure : le projet d’un livre écrit à quatre mains sur la justice face aux dictatures. L’homme écouta à peine. Il recula et repartit d’un éclat de rire, haut et fort.

— Entrez ! Je m’appelle Carlos Escalante. Je suis journaliste, moi aussi. On m’a laissé les clés des bureaux pour mener mes propres recherches.

Ils pénétrèrent dans une pièce tapissée de casiers en fer, de tiroirs de bois, d’armoires en contreplaqué. Des archives serrées montaient jusqu’au plafond. Sur les portes, des affiches portaient les mots « Desaparecidos » ou « Busear el hermano ».

Par courtoisie, Jeanne demanda :

— Vous travaillez sur quoi ? Les disparus des dictatures ?

— Non. Les enfants volés. Les maternités clandestines. Jeanne lança un coup d’œil à Féraud : une chance pour leur enquête. Escalante surprit leur échange.

— Le sujet vous intéresse ?

— Nous comptons consacrer un chapitre à ce problème, oui. Je crois savoir que plusieurs coupables ont été condamnés...

— Il faut s’entendre sur l’identité des coupables. Et sur la nature des délits...

Carlos Escalante les invita à s’asseoir autour d’une table centrale, qui supportait plusieurs ordinateurs. L’Argentin avait un côté affable, souriant et jovial, en totale rupture avec l’objet de la conversation. L’exposé commença :

— Ce qui est intéressant, c’est que les crimes contre des mineurs sont imprescriptibles en Argentine. Les amnisties ne les concernent pas. Ces histoires d’enfants volés ont donc permis de confondre des généraux qui avaient échappé aux autres accusations. Même Carlos Rafaël Videla a été condamné en 1998. Il a été jugé comme l’auteur intellectuel de l’enlèvement des gosses, de la suppression de leur état civil, de la falsification de leur identité. Aujourd’hui, ces affaires prennent un tour bizarre. Certains enfants attaquent même en justice leurs parents adoptifs ...

Jeanne se prit à imaginer cet univers cauchemardesque. Des femmes qui accouchaient dans des lieux de torture. Des enfants qu’on offrait comme des chocolats pour Noël. Des bourreaux qui élevaient la progéniture de leurs propres victimes. Des trentenaires qui traînaient maintenant leurs parents adoptifs dans le box des accusés et s’identifiaient à des ossements retrouvés dans le désert ou sur les plages atlantiques d’Uruguay...

— Les militaires, ils sont en prison ?

Escalante éclata à nouveau de rire. Il ne s’était pas assis. Petit, il parlait haut, le menton levé, comme s’il voulait lancer ses phrases au-dessus d’un mur.

— Personne ne fait de la prison en Argentine ! On reste chez soi, c’est tout.

— Parmi les cas que vous avez étudiés, avez-vous entendu parler d’un enfant nommé Joachim ?

— Quel est son nom de famille d’origine ? celui de ses parents adoptifs ?

Elle hésita, puis mentit :

— Je ne l’ai pas.

— Je peux faire des recherches, si vous voulez. Qui est-ce ?

— Un enfant dont nous avons entendu parler. Nous ne savons même pas s’il existe. Réellement.

Le journaliste fronça les sourcils. Elle prit un virage à 180 degrés pour éviter toute question :

— En réalité, nous cherchons l’adresse du colonel Vinicio Pellegrini.

Son sourire revint :

— El Puma ? Pas compliqué. Il suffit de lire les journaux. Rubrique « people ». Mais je peux vous trouver ça ici.

Escalante fit rouler son siège à roulettes à la manière d’un dentiste affairé. Il se mit à fouiller dans un tiroir en fer.

— Voilà. Ortiz de Ocampo 362. Le quartier le plus chic de Buenos Aires : Palermo chico.

— Vous pensez qu’il acceptera de nous parler ?

— Et comment ! Pellegrini est aux antipodes des autres généraux. C’est une grande gueule. Un provocateur. Et même un type assez charismatique. Au moins, il ne manie pas la langue de bois.

Jeanne et Féraud se levèrent comme un seul homme. Le journaliste les imita, tendant le Post-it sur lequel il avait noté l’adresse.

— Vous pouvez y aller maintenant. Vous êtes sûrs de le trouver, avec ses amis. Le dimanche, c’est le jour de Vasado ! Rien de plus sacré chez nous que le barbecue !


 

DES STEAKS GRILLÉS. Des churrascos fumants. Des saucisses ruisselantes. Du boudin calciné... Tout ça grésillait, crépitait, flambait sur un barbecue long de plusieurs mètres. Pour son asado, Vinicio Pellegrini avait vu les choses en grand.

Le Palermo Chico est situé au nord-ouest de la ville. Villas à la française, hôtels particuliers, manoirs anglais se serrent sous les arbres et la vigne vierge. Le lierre ruisselle même des câbles électriques, comme pour mieux cacher les précieuses demeures et les cahutes des gardiens.

Caméras. Interphone. Vigiles. Chiens. Détecteurs de métaux. Fouille au corps. Jeanne et Féraud avaient passé toutes ces étapes jusqu’à accéder aux jardins de Pellegrini. Leur nationalité française avait fait office de « patte blanche ». La villa était plus moderne que les autres bâtisses du quartier. Un bloc clair aux lignes strictes à la Mallet-Stevens, agrémenté de tourelles carrées et de verrières d’artiste. Jeanne songea à l’assignation à résidence de Pellegrini : c’était la plus belle prison qu’elle ait jamais vue.

Ils s’approchèrent. Sur les pelouses, se déployaient des saules pleureurs, des chênes centenaires, des sycomores souverains. Dessous, des cuisiniers déguisés en chefs français, toque et tablier blancs, manipulaient des montagnes de viande. Les invités de Pellegrini patientaient tranquillement, assiette à la main...

Jeanne pensait rencontrer ici des généraux en uniforme, des mamies en tailleur. Encore un cliché... L’ensemble tenait plutôt d’une garden-party dans un club-house de Miami. Les hommes avaient une moyenne d’âge élevée mais étaient bien conservés, sapés chic, cuits au soleil argentin. Ils portaient des pantalons &ag


Ïîäåëèòüñÿ:

Äàòà äîáàâëåíèÿ: 2015-09-13; ïðîñìîòðîâ: 81; Ìû ïîìîæåì â íàïèñàíèè âàøåé ðàáîòû!; Íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ





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